mardi 22 février 2011

Ada

Peut-être était-ce dans un autre automne, quand la réalité chutait en feuilles souples et cuivrées sur ses épaules, mourait dans ses cheveux avec tant de réserve qu’il n’y avait plus pour perpétuer ses mains que des émois négligents, que la fumée du monde.
Peut-être était-ce dans une irréalité provisoire, de saison, non moins coupable pourtant d’avoir créé un précédent à la rouille qui lui mord les poignets aujourd’hui, une complaisance.
Et pourtant, comme il était heureux l’air de ce temps-là, avec quel abandon il liait sa légère froideur, sa morphine, aux jours de fête, se frottait aux robes soyeuses et perverses – cela se passait tous les soirs d’Automne, dans un squat du fond des bois, plutôt lumineux, noir de monde dès 21 heures ; on avait voulu lui donner quelque chose de très bath, ajouté des fauteuils, des photographies. Il restait que ces lieux versaient dans une complaisance si érotique, se laissaient si bien émouvoir, user par des épaules anonymes et leurs irrévérences, qu’on ne voyait plus rien que des gestes abandonnés, et le brillant de l’alcool sous les veines. De ces soirs-là, elle ne peut plus convoquer que quelques images de lâcher-prise, d’un esthétisme trop conventionnel pour être celles qui ont su s’incuber ainsi dans toute la nuit qu’ils avaient devant eux, dans le sommeil des autres saisons.
« I’m too fond of you, charming girl »
Mais peut-elle concéder plus de réalité aux mots qu’aux images ? N’est-ce pas elle qui les imagine trop tard, très seule ? Il fût un temps où elle consentait à l’oubli plutôt qu’à faire raisonner sa mémoire, où elle craignait même que les images ne la fouillent comme des ronces et ne la réduisent à une seule veine de la réalité, alors qu’à présent son imagination reprend la complaisance de cet automne en romanesques variations d’elle-même.
« Oh, Ada, charming girl »
Ils étaient très jeunes tous les deux, cet Automne, à courir chaque soir aux fêtes du squat – elle n’avait pas dix sept ans, elle était très mince, et quand elle avançait dans le bois, elle avait encore l’habitude de laisser trainer son bras gauche en arrière un peu plus longtemps qu’il n’eut été naturel, de façon à étirer le fragment de peau blanche entre la ligne de son épaule et la bretelle de sa robe et à bomber son petit abdomen gracile. Lui, elle ne le regardait même pas, tant leur accord était brillant, tant il se passait d’attention amoureuse – il y avait cette négligence jusque dans leurs mains sœurs et enlacées. Une fois sur place, ils se parlaient à peine, se retrouvaient à la fin de la nuit. Elle était impudemment plus saoule que lui, et la nuit n’avait pas pour elle cette noirceur qu’on lui accorde, la couleur de rien d’ailleurs ne passait celle de ses yeux, l’or ivre et égoïste de ses yeux. Leurs étreintes à l’aube ne rendaient pas de comptes de la fête passée, que la prochaine rendrait moins coupable – il incombait au creux aveugles de leurs épaules, à ses mains descendant sur ses hanches de les absoudre, et aucun amour n’était plus sincère que celui qui naissait dans les tubéreuses fragiles que parodiaient leurs lèvres, sur leurs bras, sur leurs hanches, et aucune étreinte plus libre que celles que les noces éreintantes de la nuit d’avant avaient obligées.
«Arrête toi un instant, et dis-moi, s’il te plaît
Pourquoi tant de beauté te fait-elle pleurer ? »
Mais cette Ada nocturne n’était-elle pas plus trompeuse encore que la liberté qu’elle s’était promise et dont elle ne trouva qu’un avatar cruel, dans l’oubli, dans des bras obscurcis, embrumés par la nuit rousse de ces murs? Si loin d’Ivan…  Si loin de lui et si fugitive qu’elle se croyait un peu plus rendue à elle-même à chaque main où se prenait sa taille, à chacun des yeux qui l’investissaient de la beauté qu’on ne trouve qu’aux plaisirs équivoques –et rien ne la laissait plus libre que de savoir que ceux d’Ivan fouillaient de leur lassitude d’autres gestes, d’autres tournures, en leur présumant peut-être un droit au bonheur à plein temps… Mais Ivan n’avait finalement pas plus de réalité à donner à cette Ada défaite par la nuit, aux mains fumeuses et foisonnantes, qui accordait son rire au bon ton du soir, qu’à l’invariable girl d’avant, qui pleurait amèrement contre son corps le sentiment de ne pas même pouvoir lui retirer l’estime qu’elle avait d’elle-même ; et il lui faisait bien sentir par ses négligences, lorsqu’il lui désirait d’autres étreintes et se glorifiait avec elle de ses succès frondeurs, qu’elle ne pouvait se délacer de lui, qu’il était aussi maître d’elle qu’un oiselier tenant sa proie encordée, et la retirant au moindre de ses cris de la scène où il s’en joue.
« Sa peauIl est mort ! »
Et ce cri-là, qui donc l’avait poussé ? Qui avait touché le mort, et comment cet automne pouvait-il être coupable, et ses crimes pérennes ? Elle entend encore ce « Il est mort ! », et  la déférence maladroite des robes bruissant autour d’elle – et l’éréthisme des pouls ivres, soudain moins flatteur, moins drôle.  Comme les sons lui vrillent les tempes en retournant auprès d’elle, un an après, alors qu’elle reste assise de longues heures sur un fauteuil où jamais personne ne s’est assis cet automne, incapable de se dépêtrer de ce velours crevé, de cette nuit gisante où ni la fête ni le for amoureux n’ont plus droit de cité -
Car elle n’était pas si noceuse avant ce coupable automne, elle n’avait rien d’une enfant, très peu d’une Ada, lorsqu’elle passait ses journées dans la chambre d’Ivan, les rideaux tirés, à refuser d’apprendre d’autre credo que le souci tendre qui passait de ses mains aux siennes pour y feutrer ses névroses, ni de considérer d’autre jour que celui qui se faisait en eux à force d’étreintes et de dialogues brillants, crâneurs – les seuls d’ailleurs qui eussent pu permettre à l’époque l’analogie avec l’Ada de Nabokov. Une sorte de scrupule d’amour-propre l’avait prise à la longue, et la terreur de s’être à jamais réservée à la seule indulgence de Van, de s’être exclue de la lumière du monde, qu’ils avaient peu à peu retrouvée au squat à l’automne, de nuit et désinhibante.
« Je n’y vais pas ce soir, je suis mort.. »
« Tu ne sors pas ? Moi si. J’ai promis aux De Prey qu’on les retrouverait là bas à 23 heures »
Ce que Van pensait de l’abandon de ces nuits, ni lui ni elle ne s’en inquiétèrent. Ressentait-il au moins la même jalousie, la même morsure amoureuse qu’elle ne prenait la peine de sentir qu’aux instants minimaux de sa sobriété ? L’aimait-il, au moins, ou ne le disait-il que par amour du romanesque ? Le vacarme tragique de la fin de l’automne était-il une preuve d’amour, de désamour – ou juste une autre incurie de sa part, une ambiguïté commise au sens ? Aucun de ces doutes n’était en jeu du temps où quelques images anémiées étaient les seuls dévoiements que donnaient la réalité – un verre de champagne, nerveux dans sa main, la robe toute particulière de Cordula de Prey, bleue, ondulatoire, une fille qui passe, tourne la tête en l’entendant parler, et la dévisage avec des yeux verts et moites – c’était un peu avant que  Cordula ne lui envoie ce message… Quel mensonge, il n’y a pas tant de déshérence dans ces images qu’elle reprend et endeuille désormais avec une logique tourmenteuse.  Mais ce ne sont pas ces preuves là qu’elle revient maintenant chercher sans gloire au fond des bois, et quant aux tendresses d’Ivan, ses charming girl, ils ne sont peut-être que les alibis de lacunes affectives dont elle ne peut plus connaître la réalité.
« Tri lili, tri lili… lili tri na magile bez krezta »
Comment la mort peut-elle être de retour et enfumer à nouveau de son ironie ce qui devait à Ada d’être indubitable ? Et si la mort était la première fois le produit d’un rêve cuivré et fashionable d’Automne, comment est-elle si conséquente, comment suit-elle Ada jusqu’aux saisons les plus réelles ? Elle ne peut même pas s’en souvenir en entier, et pourtant la mort est présente,  revenue lourder sa tête de plomb et des lilies de cet air de Chostakovitch qu’elle écoute avec une détresse toute administrative – comme si la mort lui était une sœur plus intime que cette Ada de roman !
«Lulu je te trouve pas, viens tout de suite au puits »
Peuvent-ils avoir encore raison ces quelques mots ? Peuvent-ils avoir raison des ronces qui cisaillent sa mémoire, de la même façon qu’ils eurent raison d’elle l’automne dernier ? – avec un monopole si soudain sur la vérité que ce ne fut pas une Ada froissée et nubile qui courût jusqu’au puits, mais sa noire petite sœur, fille du désespoir, la secourable Lucette Zemski, retirée à cet Automne-là pour son immaturité, ramenée à celui-ci par les feuilles tombées que feignent ses longs cheveux roux, par son plein droit.  Et ne fût-ce pas le nom de Lulu que psalmodia le funèbre essaim qui s’était trouvé près des lieux du drame, ses bras cuivrés que touchèrent des mains froides, désolées ? On avait trouvé Van mort sous un arbre, les narines encore roses et enflées, inexplicablement teint en blond platine. Lucette, qu’on serrait par l’épaule, pleura derrière ses lunettes noires. 


Ecrit en Juin 2010

1 commentaire:

  1. A mon tour je découvre votre blog avec émerveillement. Je vois que nous avons certains goûts communs...

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